samedi 8 novembre 2008

Coup de crayon : leur petite entreprise...


La crise, vécue de l’intérieur, dans l’iris du cyclone, c’est à la fois déprimant et instructif, épuisant et jouissif, alarmant et porteur d’espoirs immenses, humiliant et salvateur. La crise, telle que je la vis, c’est plus d’un mois passé à attendre. « Seulement un mois ? Mais on a l’impression que ça dure depuis un semestre ! » Mais non : la vraie crise, la méchante, la vilaine, l’injuste, la cruelle, celle qui a bousillé mon boulot du jour au lendemain, m’a contaminé le premier du mois dernier. Ce jour-là, tout s’est arrêté. Et depuis, j’attends. Le téléphone ne sonne plus. La boîte aux lettres reste désespérément vide. Même les spams se font rares. C’est le néant absolu, la négation du capital humain pour parler en mots savants.

« Poil dans la main. Payé à rien foutre. »

Au début, je dormais mal. Je me réveillais la nuit pour aller vérifier sur le net si de nouvelles infos étaient tombées : un vrai plan de sauvetage, une poignée de milliards retrouvée dans un tiroir, une annonce du type « On s’est trompé : en fait tout va bien » ou « C’était une blague, on vous a bien eus ». Mais rien. Juste l’attente.

Depuis, je m’y suis fait et je dors mieux. La journée, j’ai appris à regarder droit devant moi, à rester immobile et à compter les secondes qui passent, sagement assis sur ma chaise. Je quitte le bureau plus tôt et je termine souvent la journée avec quelques compagnons de naufrage, autour d’une bière. Il y a même un risque que je me remette à fumer. C’est fatigant. J’en parlais hier avec un collègue : « ça devient long, Bob. » « Tu trouves ça long ? Tu sais que, dans les salles de marché, il y a des gens qui ne font plus rien depuis un an ? Qui quittent le bureau en pleurant le soir ? On ne peut plus rien pour eux. Ils sont à plat et je ne vois pas comment on pourrait les regonfler. »

Automne 2008 : les feuilles mortes se ramassent à la pelle. Les banquiers à la petite cuillère.

J’imagine bien : ils ont contribué à construire un système qui reposait sur du vent et qui s’est effondré comme un château de cartes. Il faut voir leurs tronches dans les couloirs, à tous ces loups de la haute finance qui, il y a quelques mois encore, avaient le monde à leurs pieds. Jusqu’alors, ils baignaient dans l’auto-conviction d’être les rois du monde. Montres à 2000 euros, pompes à 800 dollars, remboursées sous forme de frais de représentation, véhicule tout terrain allemand au nom de la société.

Eux, c’était les stock options, un salaire mensuel supérieur à mon salaire annuel, un bonus de fin d’année qui aurait pu éponger en un jour le crédit que je rembourse en 25 ans pour ma maison. C’était la stratégie d’investissement, la titrisation, l’ingénierie financière, les fusions et acquisitions, la gestion des risques, l’innovation, l’animation commerciale. Et puis, en trois coups de cuillère à pot, ils ne sont plus rien. Le retour de balancier doit faire extrêmement mal quand on était persuadé d’être le maître du monde. En quelques jours, ils ont réalisé que leur beau parcours professionnel, c’était de la merde, du vent, rien, nada, niente, niks, nothing. Ça doit faire mal. Ils ont exercé pendant 10, 15, 25 ans un métier qui n’existe plus. Pire : qui n’a jamais existé, parce qu’ils ne brassaient que du vent. Tout ce en quoi ils croyaient n’avait en fait aucun sens. Brûlez les bibles de la finance.

« Lundi noir : Dieu est mort »

Au siège d’une banque, traditionnellement, le jeune cadre dynamique qui carbure aux stock options, à l'Euribor et à Bloomberg TV me toise. Il me regarde de haut, parce que je ne suis pas comme lui. Je ne gagne pas assez, je n’ai même pas de boutons de manchette en argent, je n’ai jamais vu Tokyo, les sièges de ma voiture ne sont pas en cuir, mes pompes ne sont pas assez luisantes, je ne travaille pas assez tard au bureau, je ne mange pas dans les bons restaurants, j’ignore qui sont Paul Smith et Warren Buffet et je n’ai pas le vocabulaire de l’initié. Traditionnellement, il m’ignore parce que je ne suis pas assez bien pour lui. Dans son monde, je ne suis qu’un figurant. Pire, un élément du décor.

Depuis quelques semaines, c’est inquiétant de voir le même personnage, la cravate de travers, les cheveux hirsutes, le menton mal rasé, le regard vide et la patte qui traîne un lacet dénoué. Il mange son sandwich au jambon et claudique dans les couloirs à la recherche de celui qui pourra le rassurer. Il prend 15% dans les gencives chaque jour. Son portefeuille d’actions, c’était toute sa vie. Et toute sa vie vient de voir sa valeur boursière divisée par quatre. Avant, il m’ignorait par mépris. Aujourd’hui, c’est la honte qui se lit dans ce regard qui m’évite. Il s’est ruiné, il a ruiné ses clients, il a ruiné le système.

J’ai de la peine pour lui parce que je me sens responsable. A ma façon, j’ai accepté ce système : qui lui a dit que ce qu’il faisait, c’était de la merde ? Qui lui a dit que ce qu’il vendait à ses clients, c’était de la merde ? Qui lui a dit que sa vie, c’était de la merde ? Pas moi, je l’avoue.

Aujourd’hui, les « senior executives » tombent comme des mouches. « M. Untel est absent pour raisons de santé pour une durée indéterminée. » « Mme Unetelle est tombée dans les pommes et a dû être conduite aux urgences. » « On n’a plus aucune nouvelle de M. Lechef depuis bientôt une semaine. » Le choc a dû être énorme, insurmontable. La fin de la pensée unique, c’est comme avoir été élevé dans le noir pendant trente ans et découvrir la lumière d’un soleil d’automne. C’est comme ces jeunes filles qui ont grandi dans des sectes polygames, coupées du monde, et qui restent bouche bée le jour de leur libération, en voyant leur premier poste de télévision.

« Lundi noir : Dieu est mort »

Quand la crise sera terminée, il paraît que tout ira mieux, qu’on vivra dans un monde plus sain où le réel aura repris le dessus sur le virtuel. En ce qui me concerne, ça ne changera pas grand-chose : pas d’argent, pas de perte. Pour les durs à cuire de la finance, ce sera sans doute plus compliqué.

Mais il paraît qu’on apprend toujours de ses échecs. Tirons-en la première leçon : la différence entre « volatile » et « volatil ». Le premier adjectif qualifie tout ce « qui peut voler, qui a des ailes. » Le second se rapporte en économie à ce « qui paraît surévalué, qui présente une certaine volatilité. »

Appliquons cette règle au monsieur qui m’évite dans l’ascenseur :

Jean a investi tout son pognon sur des marchés volatils.
Jean est un pigeon.
Jean est un volatile.

Texte: AL
Dessin : mabi

Les liens:

Le site de mabi
The Fruit Of Hypocrisy : Joseph Stiglitz offre la meilleure analyse de la crise financière dans les colonnes du Guardian
Bienvenue à bord du Titanic financier : la crise vue par Daniel Mermet

A regarder : Bashung à NPA en 95



2 commentaires:

middle officer a dit…

que de clichés ! Une vocation ratée ...ou de la jalousie mal placée ?

AL a dit…

Simplement le quotidien d'une "grande" banque qui s'est effondrée dans la foulée de Lehman Brothers et vécu depuis la direction de la communication où j'ai travaillé pendant 5 ans. Apparemment, la réalité du Head Office n'a pas franchi les portes du middle office